Affaire Thomson Reuters v. Ross Intelligence : la notion de fair use écartée en matière d’entraînement de l’IA

Affaire Thomson Reuters v. Ross Intelligence : la notion de fair use écartée en matière d’entraînement de l’IA

Ce qu’il faut retenir

Le 11 février 2025, un tribunal fédéral américain a jugé que l’utilisation par une société de résumés de jurisprudence d’un concurrent pour entraîner sa propre IA générative sans l’accord de ce dernier constituait une contrefaçon.


Le 11 février 2025, la US District Court du Delaware a rendu une décision en matière de violation du droit d’auteur par une société qui utilisait des résumés de jurisprudence d’un concurrent pour entraîner sa propre IA générative.


1. Les origines du litige entre Thomson Reuters - Westlaw et Ross Intelligence


La société Westlaw, filiale de Thomson Reuters, édite une plateforme réunissant des décisions de justice. Bien que ces décisions soient dans le domaine public, elles sont complétées par des “headnotes”, ou résumés, rédigés par des juristes. Ces résumés de jurisprudence apportent une valeur ajoutée à la plateforme Westlaw.

La société Ross Intelligence était une start-up spécialisée dans la recherche juridique par l’intelligence artificielle.Pour développer son outil d’IA, Ross Intelligence a contacté la société Westlaw pour obtenir le droit d’utiliser le contenu de sa plateforme. Or, Ross Intelligence étant un concurrent de Westlaw, celle-ci a refusé de lui accorder une licence. Ross s’est alors rapprochée de la société LegalEase pour collecter des données d’entraînement pour son outil d’IA. Par la suite, LegalEase a fourni à Ross Intelligence du contenu compilé à partir des headnotes de Westlaw.

Courant 2020, les sociétés Thomson Reuters et Westlaw ont assigné Ross Intelligence pour contrefaçon de leur droit d’auteur (droit du copyright) sur les résumés de jurisprudence. (1) 

Ross Intelligence ne contestait pas avoir utilisé les headnotes pour entraîner son IA. Cependant, la société soutenait que cette utilisation relevait de la notion de “fair use” (ou “utilisation équitable”), alors que selon Westlaw les headnotes, par leur nature éditoriale originale, sont protégées par le droit du copyright.


2. La notion de fair use écartée en l’espèce

    2.1 Qu’est-ce que la notion de fair use ?

Le fair use est une notion de droit américain, issue de la jurisprudence. Le fair use, en tant qu’exception à la protection par le copyright, permet, sous certaines conditions, d’utiliser des portions d’une oeuvre protégée, sans l’accord de l’auteur. 

Les conditions d’utilisation du fair use sont limitées et reposent sur plusieurs critères, tels que la finalité de l’utilisation de l’oeuvre, la nature de l’oeuvre protégée, le volume de l’oeuvre utilisée ou l’impact de l’utilisation sur le marché. Par exemple, reproduire une partie d’une oeuvre à des fins de comparaison ou d’analyse serait autorisé. 

Par contre, il existe de nombreuses limites au fair use, telles que l’utilisation de contenus protégés pour une finalité commerciale, a fortiori en cas de situation de concurrence entre l’auteur et le reproducteur de l’oeuvre, la reproduction de la majeure partie d’une oeuvre (livre, logiciel), ou la distribution de copies à d’autres utilisateurs. 

    2.2 L’application de la notion de fair use à l’utilisation d’oeuvres protégées pour l’entraînement d’une IA générative

En l’espèce, le juge a, dans un premier temps, reconnu que les headnotes, résultant d’un travail substantiel de sélection, de compilation et de synthèse de jurisprudences, étaient effectivement protégées par le droit du copyright.

Le juge a ensuite analysé les conditions d’utilisation des headnotes pour l’entraînement de l’IA générative de la société Ross Intelligence, en appliquant les critères du fair use. 

Deux critères ont été retenus pour écarter l’application de la notion de fair use pour entraîner l’IA générative de la société Ross Intelligence : 

    - la finalité de l’utilisation des headnotes est de nature commerciale, et ne relève pas d’un usage transformatif, d’autant que le produit que Ross Intelligence était en train de développer était  concurrent de la plateforme de Westlaw ;
    - l’utilisation des contenus de Westlaw par Ross Intelligence pour créer un outil d’IA juridique concurrent produit un effet sur le marché en portant atteinte au modèle économique de Westlaw et donc à la valeur de leur service.

Deux autres critères n’ont pas été retenus par le juge à l’encontre de Ross Intelligence, à savoir :

    - la nature de l’oeuvre protégée : bien que les headnotes soient protégées par le droit du copyright, selon le juge, leur degré de créativité est limité ;
    - même si le volume d’oeuvres utilisées par rapport à l’ensemble des headnotes était significatif, celles-ci n’étaient pas directement accessibles par les utilisateurs dans les résultats des requêtes.

Le juge a conclu que les deux critères retenus, nature commerciale et création d’un outil concurrent, étaient déterminants pour écarter l’application de la notion de fair use en l’espèce. L’entraînement de l’IA sur des contenus protégés, sans l’accord des ayants droit est donc une contrefaçon.


3. En Europe, le respect du droit d’auteur imposé par l’AI Act

La position américaine vis-à-vis de l’intelligence artificielle est de limiter les freins au développement de l’industrie de l’IA, au détriment de certains droits, tel le droit du copyright par exemple. 

Toutefois, bien que l’environnement juridique puisse paraître plus souple aux Etats-Unis en matière de protection des ayants droit, cette décision devrait avoir un impact important sur les pratiques d’entraînement de l’IA. La notion de fair use en ce domaine est potentiellement inopérante. En reprenant les critères du fair use, cette décision rappelle en effet que les éditeurs d’outils d’intelligence artificielle ne peuvent utiliser, en toute impunité, des oeuvres protégées sans l’accord des ayants droit pour entraîner et développer leurs solutions.

L’Europe s’est positionnée différemment, en faveur des titulaires de droits. 

Pour rappel, le règlement sur l’intelligence artificielle (ou AI Act) du 13 juin 2024 dispose, à l’article 53-1 que les fournisseurs d’IA à usage général sont tenus d’élaborer et de tenir à jour la documentation technique du modèle, y compris son processus d’entraînement et d’essai et les résultats de son évaluation. Ils doivent notamment se conformer au droit européen en matière de droit d’auteur, conformément à la directive 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins. (2) (3)


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(1) US District Court of Delaware, Thomson Reuters Enterprise Center GmbH & West Publishing Corp. v. Ross Intelligence Inc., No 1:20-cv-613-SB 

(2) Règlement (UE) 2024/1689 du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle (règlement sur l’intelligence artificielle)

(3) Directive (UE) 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique


Bénédicte DELEPORTE
Avocat

Deleporte Wentz Avocat
www.dwavocat.com

Mai 2025